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Chroniques baroques

22 décembre 2011 - Aria et trente Variations (2)

Si la page de titre est riche d’informations, il n’est toutefois jamais fait allusion à Goldberg, dont le nom est pourtant désormais accolé aux variations. Ce n’est en fait qu’au cours du XIXe siècle, friand de ce type de personnalisation, que ce faux titre s’est peu à peu imposé.

Johann Gottfried Goldberg a pourtant bien existé. On sait de lui qu’il était claveciniste, virtuose, au service du Comte Hermann Carl von Keyserling, diplomate et amateur de musique. Celui-ci, admirateur de Bach, lui aurait commandé une série de variations destinées à être exécutées par Goldberg lors de ses insomnies. C’est du moins ce que rapporte Forkel dans sa biographie de Bach (1802), qui ajoute que le Comte les appelait « ses » variations et qu’il demandait à les écouter très souvent…

A vrai dire, peu importe. Ce qui est certain, c’est que les Variations furent très vite considérées comme un ensemble hors du commun, exceptionnel, et qu’elles servirent de modèle et de point de référence depuis le début du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui.

Ceci tient à la fois à la construction de l’œuvre et à son arrière-plan spirituel, voire métaphysique.

Le niveau de sophistication des Variations a immédiatement attiré l’attention des connaisseurs, ceux-là mêmes à qui Bach destinait sa musique dans sa dédicace de titre. Une première lecture permet de les répartir en deux blocs égaux, quoique orientés de façon inversée :

Aria, suivie de 15 variations

15 variations, suivies de la reprise de l’Aria

On remarque tout d’abord la présence des deux piliers extrêmes : Aria initiale, Aria conclusive (la même). Cette pièce à 3 temps est en fait une sarabande, en deux parties, chaque partie devant être jouée deux fois, comme ce sera d’ailleurs le cas pour toutes les variations qui suivront. Mais la « matière » thématique dont Bach va se servir ensuite n’est pas la mélodie, la ligne de chant que l’on peut facilement fredonner, c’est la basse, qui donne l’assise harmonique de la pièce.

Certaines variations sont identifiées par un titre : gigue, fugetta, ouverture, alla breve, quodlibet. J’y reviendrai. On remarquera surtout la présence, toutes les trois variations, d’un canon :

•Aria

•Var 1

•Var 2

•Var 3 canon unisson

•Var 4

•Var 5

•Var 6 canon seconde

•Var 7 gigue

•Var 8

•Var 9 canon tierce

•Var 10 Fugetta

•Var 11

•Var 12 canon quarte

•Var 13

•Var 14

•Var 15 canon quinte

•Var 16 Ouverture

•Var 17

•Var 18 canon sixte

•Var 19

•Var 20

•Var 21 canon septième

•Var 22 alla breve

•Var 23

•Var 24 canon octave

•Var 25

•Var 26

•Var 27 canon neuvième

•Var 28

•Var 29

•Var 30 Quodlibet

•Aria da capo e fine

Cette périodicité n’est bien sûr pas fortuite, d’autant moins que Bach la varie à chaque fois. Pour mémoire, le canon est une forme simple de polyphonie lorsque la même mélodie se superpose à elle-même (Frère Jacques…), mais elle peut aussi représenter une mécanique très complexe de différentes combinaisons lorsqu’il s’agit de superposer plusieurs mélodies, qui doivent alors s’emboiter comme des gigognes. Dans les Variations, Bach utilise des canons simples, à deux voix, mais il s’amuse à pimenter cette simplicité en décalant pour chacun d’eux la deuxième voix de la première en la montant d’un demi-ton, partant de l’unisson jusqu’à l’intervalle de neuvième, dans une démarche qui fait penser à une sorte d’exploration de l’échelle sonore. S’il ne s’agit pas à proprement parler d’un tour de force (quoique je ne connaisse pas d’équivalent antérieur ou contemporain), il y a là assurément l’expression très claire d’une volonté de l’esprit destinée à faire la démonstration que le compositeur est en mesure de plier la matière musicale à sa guise, sans toutefois la réduire à un dispositif abstrait et stérile. Bach fait ce qu’il veut de la musique, mais celle-ci demeure musique.

Il ne s’arrêtera d’ailleurs pas à ce stade, comme nous le savons depuis la découverte en 1971 de l’exemplaire personnel des Variations, annoté par Bach lui-même. Outre quelques corrections et ajouts, l’essentiel réside dans la dernière page, après la fin des Variations, initialement vierge, mais couverte de musique écrite à la plume et à l’encre par le compositeur.

 

 

Sur ce manuscrit autographe, exceptionnel, Bach a ajouté 14 nouveaux canons, beaucoup plus complexes, toujours sur la même basse, celle des Variations ! Véritables énigmes musicales, puisque le compositeur ne prend pas la peine d’expliquer comment les voix s’emboitent les unes dans les autres (quaerendo invenietis, dira-t’il ailleurs, en cherchant vous trouverez…) ces canons s’inscrivent dans la pratique musicale la plus savante, dont les racines remontent au Moyen-Âge.

L’un de ces canons nécessite une attention particulière, le treizième, intitulé Canon triplex a 6, ce qui signifie qu’il est composé de trois éléments mélodiques, qui se dédoublent pour donner six voix… Vous suivez toujours ? Le voici dans le manuscrit :

 

 

Jetons maintenant un coup d’œil au seul portrait de Bach identifié de façon certaine, celui que le compositeur dut faire réaliser en 1747 par le peintre Hausmann à l’occasion de son entrée dans la Société de correspondants pour les sciences musicales de son élève Mizler, remplissant ainsi ses devoirs de nouveau membre. Il s’agit d’une sorte d’image officielle, dans laquelle Bach devait vouloir montrer qu’il était digne d’entrer dans cette société savante réputée à Leipzig.

Or, qu’a-t’il choisi de montrer pour symboliser son savoir-faire musical ? Ni une cantate, ni une Passion, ni une pièce que nous estimerions majeure aujourd’hui, mais ce canon triplex a 6, comme griffonné sur un modeste morceau de papier.

Comme il l’avait déjà laissé entendre dans la formulation de la page de titre, Bach confirme avec la présence du canon sur ce portrait que l’œuvre qui en est la source, les Variations, mérite une attention toute particulière, et peut-être pas uniquement pour des raisons strictement musicales. C’est ici qu’intervient la dimension métaphysique de cet ensemble monumental.

(à suivre)

(VII, 22 décembre 2011)

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