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Chroniques baroques

16 février 2012- Aria et trente Variations (3)

En accord avec la lecture luthérienne du monde, Bach assigne à la musique un rôle qui dépasse largement sa dimension artistique. Apte à exprimer des idées dont le langage ne parvient pas à rendre compte elle est, après la lecture de la Bible, le principal vecteur de la transcendance divine. Et s’il existe bien une différence fonctionnelle entre la musique qui est destinée au culte et celle qui ne l’est pas, il n’y a pas, au fond, de différence de nature entre un monde musical qui serait sacré et un autre qui serait profane. Il n’y a pour Bach qu’une réalité, celle qui lui fait écrire sa musique Soli Deo Gloria, à la seule gloire de Dieu, ainsi qu’il ne manque pas de le noter sur nombre de ses manuscrits.

Cette aspiration à l’expression de l’indicible à travers la musique se manifeste notamment dans les grands cycles de la maturité du compositeur, durant les dix dernières années de sa vie : deuxième livre du Clavier Bien Tempéré (1744), l’Offrande Musicale (1747), les Variations canoniques (1747) et l’Art de la Fugue (1742-1750). Comme les trois derniers ensembles cités, les Variations Goldberg (1741) ont la particularité d’être construites sur un thème unique, à savoir la structure harmonique de l’aria, illustrant de façon assez simple l’idée de l’Un imbriqué dans le Multiple. Mais Bach va encore plus loin dans la construction d’une vision théologique complexe.

Nous avons vu que les Variations sont divisées en deux grandes parties, encadrées au début et à la fin par l’Aria, et qu’à l’intérieur de ces parties le musicien a installé le retour périodique d’un canon, toutes les trois variations. Cette organisation rigoureuse est toutefois perturbée par la nature de la trentième et dernière variation, qui porte un titre, Quodlibet. La question n’est pas tant de savoir ce qu’est un quodlibet que de comprendre pourquoi Bach en a placé un ici et pourquoi on peut lire dans la toute première biographie qui lui fut consacrée, publiée par Forkel en 1802, que ce quodlibet « suffirait à lui seul pour rendre son auteur immortel »…

En musique, un quodlibet est une sorte de jeu, qui consiste à superposer ou juxtaposer des mélodies issues de différentes sources, comme des chansons, motets ou madrigaux, de façon à obtenir un collage étrange, souvent ironique. L’origine latine, qui signifie quelque chose du genre « comme il vous plaira », montre que nous ne nous trouvons pas en présence d’un genre qui se prend au sérieux, même s’il demande une véritable maîtrise de la composition. Ce côté « salade composée » se retrouve d’ailleurs dans les noms donnés à ce jeu musical en France (fricassée) et en Espagne (ensalada). La famille Bach, qui comprenait de nombreux musiciens, et cela depuis plusieurs générations, se réunissait de temps en temps pour pratiquer, entre autres choses, l’art du quodlibet. Il existe d’ailleurs toujours un fragment de quodlibet (identifié sous le N° de Bwv 524) composé par Johann Sebastian, peut-être pour ce type d’occasion.

Le quodlibet des Variations Goldberg est composé de trois éléments : la ligne de basse, utilisée depuis l’Aria, et deux mélodies de chansons communes au XVIIIe siècle. La première est une adaptation de la Bergamasca, danse originaire d’Italie, qui circulait alors en Allemagne sous forme d’une longue chanson de treize couplets, aux paroles burlesques :

Toujours des navets, toujours du chou :
Voilà qui m’a fait fuir.
Si seulement ma mère avait cuisiné de la viande,
Je n’aurais point tant voulu quitter ses pénates…

De la seconde, nous ne connaissons qu’une phrase :

je suis resté si longtemps loin de toi, reviens…

Si le sens précis de ces deux chansons ne nous éclaire pas, leur nature suscite la réflexion. Elles appartiennent toutes deux à la catégorie du Kehraus, danse placée à la fin d’une fête pour signifier aux participants qu’ils doivent rentrer chez eux. Dernière danse du bal au sens premier, le Kehraus est aussi une métaphore spirituelle de la fin de la vie. En citant ces deux chansons, connues des auditeurs du XVIIIe siècle, dans le quodlibet qui termine ses Variations, Bach aurait ainsi en quelque sorte signifié que sa musique était arrivée au bout du parcours artistique brillant développé depuis l’Aria, et que la fête artistique était maintenant terminée. A l’image de la vie humaine, régie par le principe de la reproduction cyclique, l’œuvre se clôt alors par son commencement, avec la reprise à l’identique de l’Aria qui l’avait ouverte.

Les Variations Goldberg seraient donc une sorte de méditation musicale sur l’idée même de la vie humaine, avec un principe générateur (l’Aria), un développement organisé (les Variations, rythmées par les canons), un rappel à l’ordre sur la vanité du monde (le Quodlibet) et une fin ouverte sur l’avenir (l’Aria)?

Un facteur extérieur à la musique confirme cette hypothèse : en peinture, le quodlibet est aussi un genre faisant partie de la catégorie des Vanités, là aussi méditations sur la fragilité de la vie humaine. Regardons un des quodlibet du hollandais Samuel van Hoogstraten :

Que nous montre ce trompe-l’œil rassemblant sur un vide-poche des objets silencieux de la vie quotidienne ? Des ciseaux, qui coupent le fil de l’existence. Un almanach, symbole du temps qui passe. Une effigie en médaille, qui désigne l’orgueil. Un peigne, métaphore de la vie bien organisée du croyant, ordonnée comme doit l’être sa chevelure.

Au delà d’une œuvre instrumentale savamment conçue, Bach nous aurait donc laissé, avec ces magistrales Variations, une sorte de réflexion sur la condition humaine telle qu’elle était pensée dans un contexte luthérien. Perverti par le Péché Originel, l’Homme est désormais prisonnier d’un cycle sans fin, dans lequel la mort ramène tout au point de départ.

Il faut certes explorer la construction de sa musique pour y percevoir cette dimension. Mais ainsi qu’il l’écrivait lui même, en titre d’une des parties de l’Offrande musicale :

Quaerendo invenietis
En cherchant, vous trouverez…

(VIII, 16 février 2012)

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