RESSOURCES
Contrepoint et Chroniques baroques
"Enrichir la pratique pédagogique de l'expérience du concert"
Entretien avec Pascal Dubreuil, enseignant et claveciniste
Invité de l’Académie Bach en 2013, Pascal Dubreuil est un claveciniste qui a réalisé ces dernières années une très belle série d’enregistrements consacrés à des œuvres majeures de Bach (Partitas, Concerto Italien, Suites anglaises). Il a aussi participé à l’édition d’un des traités les plus importants pour comprendre la dimension rhétorique de la musique baroque, la Musica Poetica de Joachim Burmeister (1606). Responsable du département de musique ancienne du Conservatoire à Rayonnement Régional de Rennes, il livre à l’Académie Bach ses réflexions sur la situation actuelle de l’enseignement musical et de ses conséquences sur les pratiques des interprètes.
Académie Bach : Vous coordonnez actuellement le département de musique ancienne du Conservatoire de Rennes, quelle est la vocation de ce « département » ?
Pascal Dubreuil : J’ai été recruté au Conservatoire de Rennes en 2001. La situation était exceptionnellement intéressante et motivante : il s’agissait de créer la classe clavecin ainsi qu’un Département de Musique Ancienne (DMA). L’attente chez les élèves et étudiants était forte et la classe de clavecin s’est immédiatement remplie. J’ai beaucoup insisté sur la collaboration avec l’ensemble des autres départements instrumentaux et des classes de chant afin que cette nouvelle discipline s’inscrive d’emblée dans le cadre des autres cursus du CRR. Un travail de fond a également été mené afin que la pratique de la musique de chambre soit importante et très transversale : beaucoup d’étudiants en instruments “modernes” ont ainsi pu pratiquer le répertoire baroque avec clavecin. Cela a notamment permis de susciter un véritable attrait pour la pratique des autres instruments anciens, avant l’ouverture du DMA un an plus tard.
Sous l’autorité du directeur du Conservatoire, les choix des disciplines instrumentales prioritaires pour la création du DMA sont allés vers des instruments qui n’étaient pas ou peu enseignés en Bretagne ou dans les établissements spécialisés du grand ouest. Le DMA a ainsi ouvert avec la viole de gambe, le traverso et le violon baroque. L’orgue y a rapidement été intégré. Puis sont venus s’ajouter le théorbe, le basson baroque, le hautbois baroque et, très récemment, le luth.
Les différentes collaborations avec la Maîtrise de Bretagne et les classes de chant sont, depuis la création du DMA, très fructueuses et riches de divers projets.
J’ai été chargé de la coordination interne du DMA dans les premières années, notamment afin de structurer au mieux les cursus et les différentes formes d’évaluation au cours des cycles.
Depuis quelques années, comme cela se fait dans la majorité des établissements spécialisés, la coordination du DMA change tous les deux ans et chaque enseignant peut ainsi en avoir la charge.
J’ai, quant à moi, la responsabilité de la diffusion du DMA aux plans régional, national et international. Dans ce cadre, l’obtention de l’agrément Erasmus par le CRR de Rennes a permis de mettre en place un nombre croissant d’échanges d’élèves ou d’enseignants.
La vocation de ce DMA s’accorde étroitement avec le projet pédagogique de l’établissement, à savoir l’enseignement initial des disciplines instrumentales qu’il regroupe, jusqu’à l’obtention d’un diplôme de pratique amateur ou d’un diplôme d’orientation professionnelle, permettant aux étudiants d’intégrer – sur concours – les établissements d’enseignement supérieur français ou européen.
Depuis 2001 de nombreux étudiants, formés intégralement au CRR de Rennes ou venus y terminer leur cycle initial (étudiants français ou étrangers), sont ainsi entrés dans des formations supérieures en France (Lyon, Poitiers, Paris, Strasbourg, Dijon…) ou en Europe (Utrecht, Amsterdam, La Haye, Bruxelles, Londres, Genève, Trossingen). Enseignant également depuis plusieurs années dans le cadre du Centre d’Études Supérieures de Musique et de Danse de Poitiers (cursus menant de la Licence au Master), j’ai désormais une assez bonne connaissance de l’articulation entre l’enseignement initial et l’enseignement supérieur et de leurs enjeux respectifs.
Enfin ce DMA a également pour vocation de rayonner aussi bien au sein du CRR que dans le département et la région. Les nombreux projets spécifiques au DMA ou menés en collaboration avec d’autres Départements du CRR peuvent ainsi régulièrement s’inscrire dans le cadre de manifestations à Rennes ou dans d’autres villes de Bretagne.
Académie Bach : Quel est votre rôle au sein de ce département ? En quoi consiste votre travail par rapport aux autres classes ?
Pascal Dubreuil : J’y enseigne le clavecin, la basse continue et la musique de chambre.
Nous travaillons dans une très étroite collaboration au sein du DMA : tous les projets sont construits en commun, les groupes de musique de chambre, notamment en fin de cycle 1 et tout au long du cycle 2, travaillent avec plusieurs professeurs au cours de l’année. La place fondamentale de la musique de chambre, ou plus largement de ce qu’on appelle les pratiques collectives, fait que les échanges, entre les enseignants mais aussi entre les élèves, sont nombreux et permanents.
J’accorde enfin une grande importance à la poursuite du travail avec les classes d’instruments “modernes”. Que ce soit dans le cadre de projets spécifiques à d’autres Départements ou au sein de ceux proposés par le DMA, j’ai, dès la création de la classe de clavecin, œuvré pour que cet instrument prenne toute sa place au sein du quotidien musical et pédagogique du CRR. C’est une grande satisfaction, maintenant, de constater que les enseignants demandent très régulièrement un clavecin – et un(e) claveciniste – pour accompagner leurs élèves, pour des auditions, concerts ou examens.
Académie Bach : Existe-t-il des partenariats avec des structures et artistes professionnels ? Quel peut être l’intérêt de ces partenariats ?
Pascal Dubreuil : Il existe en effet des partenariats de ce type. Mais ils concernent principalement des structures régionales, comme l’orchestre de Bretagne. Les partenariats avec des artistes se font plutôt sous la forme de masterclass, couplée avec un concert de l’artiste invité. Pour des raisons budgétaires, ce type de partenariat occasionnel se fait de plus en plus rare. Il faut en fait que le CRR s’associe à une autre structure, qui invite un artiste pour un ou plusieurs concerts : dans ce cas, le CRR peut proposer plus facilement un volet pédagogique en complément (du type masterclass).
Bien sûr, l’intérêt de partenariats avec des ensembles ou des artistes professionnels est évident. C’est toujours un moment important pour les élèves ou étudiants qui peuvent rencontrer et travailler avec d’autres interprètes que leurs professeurs de tous les jours. Nous avons ainsi eu le plaisir, par exemple, d’accueillir Barthold Kuijken il y a quelques semaines, pour un récital suivi d’une masterclass, suivie par des élèves de traverso du CRR de Rennes mais également par des élèves ou étudiants venus d’autres établissements en France.
Le DMA du CRR de Rennes s’est par ailleurs déjà associé ces dernières années à l’opéra de Rennes pour deux partenariats pédagogiques concernant les élèves du DMA (autour de Rameau avec Paul Agnew et dans la production d’une œuvre de Montéclair, dont les répétitions et les concerts étaient dirigés par F. Lazarevitch). Mais, encore une fois, ces projets – passionnants pour les élèves – sont très dépendants des conditions budgétaires.
Académie Bach : Quelles évolutions avez-vous pu observer dans la pratique de la musique ancienne et dans son enseignement ?
Pascal Dubreuil : Concernant l’enseignement de la musique ancienne, il est évident que l’évolution, sur les quatre ou cinq dernières décennies, est spectaculaire. Il est désormais possible, en France, de commencer le clavecin ou la viole de gambe (sans parler de la flûte à bec) dans n’importe quel endroit du territoire. La formation des enseignants a bénéficié elle aussi d’une évolution réelle, qui permet d’offrir aux élèves des conditions d’apprentissage d’un haut niveau, quel que soit l’endroit.
Pour les instruments plus rares, comme le violon, le traverso, le théorbe ou le cornet, que l’on commence plus souvent en fin de cursus d’un instrument “moderne” ou après, les possibilités de trouver un bon professeur et un cursus complet se sont également bien développées. Il me semble ainsi que la France a atteint un bon équilibre, que beaucoup de pays européens nous envient. Des améliorations sont toujours possibles, bien sûr, mais globalement nous pouvons, en France, nous estimer relativement chanceux concernant les possibilités d’enseignement de la musique ancienne.
L’évolution de la pratique de la musique ancienne est intimement liée à celle de son enseignement. En étant très synthétique, je pourrais dire que le constat est double : d’une part, le développement rapide de l’enseignement de la musique ancienne a, de fait, été suivi par le développement de sa pratique. Le nombre d’amateurs a augmenté, leur niveau de formation s’est amélioré. Les structures professionnelles (orchestres, ensembles de tailles diverses, compagnies de danses, festivals etc.) se sont multipliées. Quant à la diffusion… : il est désormais évident que la musique ancienne est complètement intégrée dans les médias. On pourrait dire que la musique ancienne, désormais, “fait vendre”, au même titre que les grands orchestres classiques et leurs chefs ou les grands solistes aux carrières prestigieuses.
Ce constat est donc globalement très positif. Mais la médaille a son revers.
À l’écoute des musiciens issus des générations récentes, j’ai la plupart du temps une double réaction : le niveau de technique instrumentale est, globalement, nettement plus élevé qu’auparavant, c’est une évidence. Mais je constate aussi une certaine uniformité dans l’expression musicale, ce constat n’étant d’ailleurs pas spécifique à la France.
Comme disait J. J. Rousseau, il me semble que tout cela donne furieusement à penser. J’ai le sentiment que beaucoup de jeunes interprètes n’ont pas réellement conscience de l’importance fondamentale d’une démarche de recherche personnelle. Ils abordent les répertoires comme si tout était acquis. Le mot est probablement un peu fort mais on peut parler maintenant de “standardisation” du jeu sur les instruments anciens. Or, si l’on fait honnêtement le point sur l’état de nos connaissances concernant la musique européenne du XVIème siècle jusqu’au milieu du XVIIIème siècle, force est de constater que des pans entiers des pratiques musicales restent encore à explorer. La recherche demeure ainsi une attitude incontournable pour un claveciniste, un chanteur, un violoniste… Je parle autant de recherche de type universitaire que de questionnement permanent sur la facture instrumentale, les méthodes de jeu, l’utilisation des sources, la relecture des traités etc.
L’évolution rapide de l’enseignement ces dernières décennies a peut-être contribué à faire oublier aux enseignants que beaucoup de questions restent encore sans réponses et qu’il nous faut plus inciter nos étudiants à chercher par eux-mêmes, tout en leur donnant des pistes et des directions pour cette recherche.
Cette situation est totalement à l’opposé de celle qu’ont pu connaître des personnalités comme Gustav Leonhardt ou Frans Brüggen lors de leurs premiers contacts avec les instruments anciens. Ces personnalités nous ont appris à chercher, d’abord en nous montrant l’exemple. Depuis, le désir d’organiser au mieux les cursus d’enseignement et de développer auprès d’un large public l’intérêt pour la musique ancienne et les instruments anciens nous a peut-être fait quelque peu oublier que le goût pour la recherche devait continuer à se transmettre.
Académie Bach : À la lumière de votre expérience, quels sont les points forts et points faibles du système d’enseignement musical en France ?
Pascal Dubreuil : Le principal point fort du système français est l’organisation et le développement de l’enseignement initial, sur tout le territoire. C’est une spécificité française et elle nous est enviée par bien des pays.
À l’opposé, un point faible est probablement, à ce jour, la structuration de l’enseignement supérieur (licence-bachelor/master/doctorat). Depuis plusieurs années l’État a fait de sérieux efforts pour – enfin – harmoniser l’enseignement supérieur avec les autres pays européens. Un certain nombre de Pôles d’Enseignements Supérieurs ont vu le jour et délivrent désormais un Diplôme National Supérieur Professionnel de Musicien (l’équivalent du Bachelor dans les autres pays européens) couplé avec une Licence de Musicologie. Certains établissements offrent également un cursus jusqu’en Master (Lyon, Strasbourg, Poitiers, Paris…). À ce jour, seuls les CNSM de Lyon et Paris permettent de préparer un Doctorat.
L’enseignement supérieur a donc bien avancé depuis dix ans mais il reste beaucoup à faire encore. Il faut également que les mentalités évoluent et que nous arrivions à dépasser le modèle centralisateur français, qui fait que, dans l’esprit d’une majorité d’étudiants, Paris et Lyon restent encore trop souvent les seuls établissements d’enseignement supérieur envisageables pour la poursuite de leurs études.
Académie Bach : Parallèlement à la coordination du Département de Musique Ancienne, vous menez une carrière d’artiste professionnel : cette articulation vous semble-t-elle évidente ? Trouvez-vous une certaine complémentarité dans ces deux activités ?
Pascal Dubreuil : Oui : les activités de concerts et les activités d’enseignement sont des aspects complémentaires d’une seule et même carrière. Leur articulation n’est pas toujours évidente mais les deux se nourrissent et s’enrichissent mutuellement. Si vous n’êtes pas très régulièrement sur scène, face au public, avec toutes les exigences, musicales et humaines, que cette situation suppose, vous ne pouvez pas transmettre à vos étudiants ce goût du concert ni les aider quand ils sont confrontés à leurs propres expériences publiques. L’expérience du concert est indispensable pour avoir la distance nécessaire dans ce que vous demandez aux étudiants et dans les exigences que vous leurs imposez. En début de carrière, le concert vous oblige à remettre en question vos choix musicaux et instrumentaux. Le contact avec le public a quelque chose qui tient de l’épreuve du feu : tout ce que vous aviez soigneusement préparé ne fonctionne pas nécessairement comme vous l’aviez prévu. Il faut constamment se remettre au travail et chaque nouveau concert vous fait progresser. Il est essentiel pour un enseignant de pouvoir transmettre cela aux étudiants, y compris si ce sont des amateurs. Tout au long de la carrière, la pratique pédagogique du musicien professionnel devrait s’enrichir de l’expérience du concert.
Depuis plusieurs années, l’un des aspects les plus importants de mon travail personnel et de ma démarche d’interprète porte sur la prégnance des modèles et des concepts rhétoriques dans la musique (XVIè-XVIIIè siècles) et sur la façon dont cette culture rhétorique peut, aujourd’hui, influencer notre propre pratique des répertoires anciens. Ainsi, et pour conclure, nous pourrions dire que la complémentarité entre ma carrière de claveciniste et mes activités d’enseignement me permet d’expliquer à mes étudiants l’importance de passer d’une rhétorique scolaire, qui s’apprend sur les bancs de l’école, à une éloquence adulte, qui s’apprend au contact du public, les deux nécessitant une très grande exigence dans le travail personnel, et une passion pour l’instrument, son répertoire et sa culture.
En savoir plus :
Ténèbres
Cycle de quatre concerts présenté au août 2013, dans le cadre du Festival de l’Académie Bach.