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Contrepoint et Chroniques baroques
"Il faut réveiller l'Art des Muses..."
Entretien avec Philippe Brunet, directeur artistique de la Compagnie Démodocos
Peut-on enseigner la musique sans l’entendre et le théâtre sans le voir ? De même est-il possible d’enseigner une langue sans la parler ? Qu’en est-il pour les langues dites « mortes » ? Comment et pourquoi revenir aux sources du théâtre antique ? Autant de questions envisagées dans cet entretien avec Philippe Brunet, professeur de grec ancien à l’Université de Rouen, traducteur, metteur en scène et comédien.
Que représente pour nous Homère aujourd’hui ? Avant tout des histoires, celles d’Achille, d’Hector, d’Ulysse, de Pénélope, autant de noms qui sonnent comme des synonymes d’actions et d’aventures, que nous connaissons à travers des récits ou des films. Philippe Brunet nous montre que c’est avant tout d’une langue qu’il s’agit, dont la puissance musicale résonne aujourd’hui encore.
Académie Bach : En 2010, votre traduction de l’Iliade est parue aux éditions du Seuil. Quelles sont les particularités de cette traduction par rapport aux précédentes, anciennes et modernes ?
Philippe Brunet : C’est la première fois, après un précédent avorté à la Renaissance, qu’un traducteur associe la langue française au mètre grec pour rendre la poésie d’Homère. Ni alexandrin, ni décasyllabe (encore moins prose ou vers libre), le vers épique (l’hexamètre), résulte d’une battue, d’une scansion marquant six mesures binaires de trois ou deux syllabes. Cette scansion peut exister en français comme dans les autres langues européennes, allemand, russe, italien ou roumain, qui ont acclimaté ce vers. Dans cette battue, qui libère la voix et le corps de l’aède, les éléments du rituel langagier se constituent, reviennent, dans un jeu d’échos sonores, de reprises, qui fondent la voix, c’est-à-dire l’épos. Dans le mouvement infiniment varié du flux homérique, le nom du héros se place, se pose, devient renom et gloire immortelle. On retrouve ainsi la fonction religieuse de ces textes : donner mémoire et survie par le chant. Dire le passé, chanter le renom, transmettre la voix du Poète, c’est une sorte d’incantation prodigieuse : un rap d’une finesse inouïe, pour dire les combats de la vie contre la mort. L’expérience de la Renaissance, il faut le dire, n’a pas échoué par faiblesse prosodique de la langue française, comme on le croit trop souvent, mais sans doute à cause de la rupture avec l’humanisme qu’ont apportée les guerres de religion.
AB : Nous connaissons l’aspect livresque de ces textes, et notamment de l’Iliade : quelle était leur dimension de spectacle au moment de leur écriture, de leur création ? Une épopée comme l’Iliade contient-elle intrinsèquement une dimension théâtrale ?
PB : L’aspect « livresque » vient d’un malentendu scolaire. L’Iliade est bien sûr un livre monumental, composé de vingt-quatre chants. Mais c’est d’abord un chant. Un monument de la voix. L’Iliade n’existe qu’en tant que chant.
L’épopée d’Homère est en amont du théâtre. La dimension spectaculaire est réduite et tout entière contenue dans la performance vocale. Mais les dimensions de l’espace sont suggérées. Verticalité de Troie, et des pentes abruptes de l’Olympe ou de l’Ida, d’où les dieux contemplent la bataille. Horizontalité de la plaine qui sépare et unit les deux camps, avec son fleuve au centre. La mer à l’extrémité. Toutes ces dimensions existent à tout moment dans le poème qui chante le bonheur perdu ou lointain à travers la guerre, qui ralentit l’événement, repousse le dénouement, dans une durée non-dramatique. L’Iliade, c’est au moins trois jours de récitation et invention continues. Le geste esquisse le corps du guerrier, le regard absent de l’aède – Homère aveugle – marque une direction qui recrée tout le contexte. On est, avec Homère, au stade le plus chargé de la parole : ni didascalie extérieure au drame, ni parole théâtralisée. Le drame est dans la parole. C’est la grande leçon du maître Homère. Il est la source où tous viendront boire, Pindare, Eschyle, Sophocle, Euripide, Platon… et même Aristophane.
AB : Le théâtre grec est perçu comme une des sources de l’opéra baroque. Que sait-on aujourd’hui des représentations antiques ?
PB : On ne sait pas comment et pour qui Homère a chanté. Sans doute pour des grands seigneurs, lors de banquets, comme on voit dans l’Odyssée. Il s’accompagnait d’un instrument du type de ceux que j’ai rapportés d’Éthiopie. On a créé au VIe siècle, à Athènes, des cérémonies officielles pour le déclamer lors des Grandes Panathénées, qui avaient lieu tous les quatre ans.
En tant que représentation théâtrale, Homère n’a existé que dans l’écriture d’Eschyle, dans sa tétralogie tragique de l’Achilléide, et dans les autres tragédies qui s’inspirent du cycle troyen. À la Renaissance, les gens ont rêvé de recréer le lieu de théâtre. D’où le fameux Teatro Olimpico de Vicence, qu’on a inauguré pour jouer Oedipe roi dans les costumes dessinés par Véronèse. J’y ai subrepticement déclamé les vers d’Oreste en grec ancien, dans les Euménides. L’acoustique est merveilleuse. Mais c’était un théâtre fermé. Alors que les théâtres antiques étaient ouverts. Les poètes et les musiciens, comme Monteverdi, ont rêvé d’Orphée et ont recréé des récitatifs ancrés dans la langue à la manière des Anciens. Mais très vite la musique a pris le pas sur la poésie. Et l’opéra s’est éloigné du théâtre. Que l’on parte de l’art lyrique ou des pratiques contemporaines du théâtre, il y a beaucoup à faire pour revenir aujourd’hui aux fondamentaux de la tragédie grecque…
AB : Quels seraient les grands traits de l’héritage homérique pour la culture européenne ?
PB : Lorsque vous dites les vers d’Homère en rythme, en laissant la scansion porter votre voix, vous renouez avec 3000 ans de mémoire. Vous revenez à la source de toute culture pour les Anciens eux-mêmes, et pour les latins qui s’en sont nourris. Vous donnez la possibilité aux enfants, aux élèves, aujourd’hui, d’être pris par le feu qui a embrasé les poètes, les musiciens, les hommes, les femmes, dans l’Antiquité et dans ce rêve de culture qui s’est défini comme reprise dès l’Antiquité, et depuis la Renaissance jusqu’à une époque encore récente… Cette reprise, c’est ce que les Grecs appelaient mîmêsis. C’est aussi le mot qui dit le mystère de la représentation théâtrale. Sans Homère vous ne pouvez imaginer ce qui a suivi. Ce n’est pas seulement une leçon d’esthétique, c’est aussi une leçon de force, d’abondance, d’harmonie, d’humour, de piété, d’humanité. La valeur éthique de cette reprise des textes anciens est malheureusement complètement méconnue. On enseigne aujourd’hui l’histoire ancienne dans des manuels dits scientifiques, mais autrefois on lisait les Vies des héros de Plutarque pour conduire sa vie : entre les deux, le choix se fait très vite – pourvu qu’on vous le donne. Mais avant tous ces héros, il y a ceux d’Homère.
AB : Votre enseignement universitaire porte à la fois sur les textes et sur leur représentation. Est-ce une démarche courante ?
PB : J’accepte de jouer ce rôle un peu particulier. Introduire la pratique dans un domaine préoccupé exclusivement par la théorie est essentiel. Et fécond pour la théorie si l’on ne tombe pas dans une démarche dogmatique.
Peut-on enseigner la musique sans l’entendre et le théâtre sans le voir ? Trop souvent dans l’université, la lecture silencieuse et morte a pris le dessus. Analyse, commentaire sont des démarches indispensables, mais ce ne sont pas les seules. Il faut réveiller l’art des Muses à partir de la philologie. L’université a cette opportunité à saisir : l’art des Muses – musique, danse, poésie, théâtre, rhétorique – doit être renouvelé en revenant à l’étude des sources antiques. Car cet art n’est pas enseigné dans les lieux institutionnels de pratique artistique que sont les conservatoires ou les écoles de théâtre et de musique. À ma connaissance, la poésie, le théâtre grec, l’éloquence ne sont pas non plus enseignés dans les conservatoires. Ils devraient l’être, cependant. Mais on se heurte à des difficultés. On enseigne le théâtre d’Asie, on va en Afrique, en Inde, au Japon, mais on a peur de toucher au socle occulté de notre tradition théâtrale. Une source grecque qui est pourtant à l’origine de ces théâtres d’Asie exportés sur la route de la Soie.
AB : Où en est l’enseignement du grec ancien aujourd’hui ?
C’est la catastrophe dans les universités ; le résultat d’une politique désastreuse et peut-être d’une faillite du système. Mes collègues inventent des filières d’humanités au sens large, sans étude de la langue. Pourtant, si on encourage les élèves dans le secondaire, c’est la pléthore. On manque même d’enseignants. Actuellement on recrute à tour de bras des étudiants à peine formés. Quand je suis arrivé comme maître de conférences à l’université de Tours en 1992, j’ai aussitôt créé des ateliers de théâtre en grec et en latin ouverts à tous. Puis à l’Ecole Normale Supérieure et à la Sorbonne. Ce sont pour beaucoup des jeunes qui sont devenus des enseignants et qui n’ont pas peur de faire scander du latin à voix haute dans tous les milieux scolaires. Il faut replacer la vie au cœur de nos études. Transmettre cet art est essentiel ; il y a beaucoup de résistances, qui tiennent surtout au fait qu’on a enseigné très longtemps le grec et le latin en les coupant de ce qui fait leur beauté et leur vie : la voix. Mais même la regrettée Mme de Romilly, si réticente naguère à réformer elle-même sa prononciation du grec ancien, nous a soutenus et encouragés.
AB : Vous avez créé il y a quelques années la compagnie Démodocos. Qui sont les comédiens ? Quel est son fonctionnement ?
PB : J’ai formé un groupe avec lequel je mets en scène les spectacles. Les jeunes étudiants des années 1995-2000 sont devenus des poètes-traducteurs, des comédiens, des chanteurs, des danseurs. Et ça continue. Démodocos est un atelier ouvert qui accueille des hellénistes débutants en théâtre, ou des comédiens qui ignorent le grec. Les jeunes traducteurs et musiciens à qui j’ai demandé de composer avec la contrainte de la langue, de la versification, des modes anciens se sont soudain trouvés à égalité avec les maîtres de l’Antiquité. Les comédiens chargés de la parole homérique ou d’un personnage de Sophocle se sont trouvés investis d’une force qui les a nourris et formés. Nous avons monté plus d’une douzaine de spectacles en dix-huit ans. Au récent festival des Dionysies, en 2013, présenté au Réfectoire des Cordeliers avec l’aide de l’université Paris-Sorbonne, nous en avons joué sept : Perses d’Eschyle, Antigone (à Bactres) de Sophocle, Bacchantes d’Euripide, Amphitryon de Plaute (notre création de l’année), la trilogie de l’Orestie d’Eschyle Agamemnon, Choéphores, Euménides, et il faudrait ajouter l’Antigone abyssinienne, et les récitals de Catulle Ariane et Attis, et les récitals de Lucrèce et du Roland. Connaissez-vous une troupe capable d’une telle performance ? Ce groupe s’est élargi à l’occasion des grandes lectures de l’Iliade en 2005-2006 à la Sorbonne, Avignon, Athènes. Les comédiens jouent, bougent, chantent en grec ancien, rythment naturellement les traductions transposées qui s’écrivent au sein du laboratoire Démodocos. Ils traduisent Virgile, Lucrèce, Eschyle, Plaute. Et aiment dire et jouer. C’est une école de poésie et théâtre qui a découvert que la musique et la danse étaient comme inscrites dans la langue. Des festivals se sont créés autour de nous : la Semaine de théâtre antique nous accueille depuis plus de dix ans à Vaison-la-Romaine ; nous y jouions les Bacchantes avec nos masques dans le grand théâtre antique romain le 7 juillet dernier ; et le festival des Milliaires a fait revenir les Bacchantes pour la deuxième année consécutive dans le merveilleux théâtre antique d’Argentomagus. Car il faut jouer dehors. La tragédie prend son sens entre terre et ciel.
En Arques-la-Bataille, vous avez pu entendre les aèdes Guillaume Boussard, traducteur d’Agamemnon et Lucrèce, et interprète de Darios, Fantine Cavé-Radet, comédienne et musicienne, et interprète d’Antigone, Ariane et Cassandre, Emmanuel Lascoux, pianiste et homérisant hors-pair.
D’autres auraient pu être là : Nicolas Lakshmanan, traducteur du Roland et de Plaute, interprète de Créon et d’Amphitryon, le musicien François Cam, compositeur des chants des Choéphores, d’Antigone et des Bacchantes, le traducteur d’Eschyle et Virgile Aymeric Münch, Messager dans les Perses, les comédiens Daniel Rasson (Cadmos, Mercure, Choeur d’Antigone et Agamemnon), Henri de Sabates (Cyclope, Satyre, Agamemnon et Oreste) ou Susie Vusbaumer (Clytemnestre, Ismène, Choeur des Perses), et bien d’autres encore, qui font la troupe Démodocos.
En savoir plus :
Arches Troyennes en Arques – Initiation à la vie immortelle
Spectacle d’après l’Iliade d’Homère présenté au août 2013, dans le cadre du Festival de l’Académie Bach.
Accueil en résidence en amont, au cours de l’été 2013.
Arches Troyennes en Arques – Diaporama de Robin .H. Davies
Dyonisies 2014 – Festival du Théâtre Antique à Paris
Organisé par Théâtre Démodocos, du 21 au 29/03.
L’Iliade – Homère – Traduction de Philippe Brunet (2010) éditions du Seuil