Les Cantates d'Alessandro SCARLATTI
Dans l’univers de la musique de chambre, la cantate italienne est sans aucun doute le genre vocal le plus important au tournant du XVIIIe siècle – un équivalent de ce que fut le madrigal un siècle plus tôt ; elle constitue une source véritablement inépuisable de répertoire, car il n’est guère de compositeur qui ne s’y soit illustré. Alessandro Scarlatti domine ses concurrents non seulement par la quantité : environ sept cents de ses cantates ont survécu – mais, considéré de son vivant comme le maître incontesté de la cantate, il les surpasse plus encore par son génie. Les dernières années du XVIIe siècle marquent un tournant décisif dans le développement stylistique de la musique vocale de Scarlatti, non pas seulement en raison de l’évolution du langage musical – auxquels d’ailleurs il aura été moins sensible que la plupart de ses pairs. La maturité de Scarlatti coïncide avec les effets de la réforme littéraire promulguée par l’Accademia dell’Arcadia. Ce groupe romain de lettrés ambitionnait de purifier la poésie italienne en la débarrassant des extravagances XVIIe siècle et en recherchant le plus de vraisemblance et de naturel. Il souhaitait mettre un terme à l’assujettissement des mots par la musique ; avec eux le verbe retrouvait sa primauté, la musique redevenait servante. Si celle-ci n’était pas au centre des préoccupations des «Arcadiens», leur idéal de simplicité (inspiré par les “Eglogues” de Virgile) trouvait néanmoins un vibrant écho dans la cantate, genre pastoral par excellence, mis à l’honneur lors de leurs accademie. Que ce soit à Rome, Venise ou Naples, les cercles privés de l’élite où l’on cultivait une extrême sophistication offraient un auditoire enthousiaste capable d’apprécier les audaces et autres bizzarrie musicales de notre sicilien ; Scarlatti, à qui le Grand-Prince de Toscane Ferdinand de Médicis (1663-1713) avait conseillé de rendre ses opéras plus «faciles» en gardant les expérimentations pour la «chambre», avait bien compris que ce genre lui offrait l’écrin idéal pour laisser libre cours à son inspiration, toujours au service du mot.
Les trois cantates que nous offrons ce soir donnent une image assez fidèle de la variété et de la richesse de cette inspiration, depuis l’éloquence mélancolique d’ «Al fin m’ucciderete», une de celles qui furent le plus célèbres en leur temps, à la souplesse formelle de «Sarei troppo felice», mouture tardive d’une cantate de jeunesse, jusqu’à l’abstraction expérimentale de «Là, dove a Mergellina», peut-être la dernière de toutes celles qu’il ait écrites.
La vaste majorité des cantates de Scarlatti (et de ses contemporains) est composée pour voix de soprano soutenue par la seule basse continue. Sans ostentation, la cantate est ainsi réduite à l’essentiel ; c’est tout naturellement vers ce type le plus représentatif que nous nous sommes tournés. Aussi, nous avons fait le choix de nous passer de basse d’archet ; en effet, son usage était loin d’être systématique à l’époque. Si l’absence de violoncelle rend la tâche du claveciniste moins aisée, celui-ci en contrepartie gagne en flexibilité et liberté d’improvisation.
La réalisation de la basse continue au clavecin dans l’Italie d’alors est bien documentée, et elle est une source inextinguible d’étonnement et de plaisir. Par exemple, le traité L’Armonico pratico al Cimbalo de 1708 (réédité jusqu’en 1839 !) dépeint de nombreux artifices permettant d’épicer et enrichir la réalisation (stilo pieno, acciacature, mordenti, diminuzioni del basso…) Son auteur, Francesco Gasparini (1661-1727), engagé dans une joute amicale de cantates avec Alessandro Scarlatti, fut en outre chargé par lui de parfaire l’éducation musicale de son fils Domenico. Il ne reste plus qu’à faire le choix d’un chanteur-acteur ou une chanteuse-actrice, selon le voeu du compositeur, pour rendre justice à ce répertoire négligé, terrain de toutes les expérimentations formelles et expressives, enjeu de la plus forte densité musicale. Antithèse du divertissement public, théâtre de l’émotion quintessenciée, la cantate est le lieu de tous les possibles.
Philippe Grisvard
Concert Scarlatti
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Interview
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